Quand la vie prend le dessus. Les interactions entre l’utopie bâtie et l’habiter

Viviana d’Auria, Hannah le Roux

 

Maintenant, dans le projet, les murs étaient de la même couleur pour tous. De la peinture blanche, et c’est tout. Mais ma mère, vu qu’elle n’avait pas d’argent pour le matériel scolaire ni pour beaucoup de papier, est allée à la quincaillerie centrale, elle a pris une boîte de peinture noire, et elle a peint un des murs, puis a obtenu de la craie et de la gomme, et c’est devenu notre mur des devoirs. Nous y résolvions les problèmes, nous y exercions notre calligraphie, nous avons tout fait sur ce mur. Puis nous avons reçu un avis du bureau de l’administration qui annonçait une inspection. J’avais tellement peur qu’ils nous excluent du projet, et quand la dame a vu ce mur noir, elle a dit : « Madame Blair, c’est quoi ça ? » et ma mère lui a répondu : « Je n’ai pas d’argent pour le papier et je veux que mes enfants réussissent à l’école, et ils doivent s’entraîner. » La dame était simplement terrassée, elle ne pouvait pas croire que c’était ça la raison, et elle a dit : « Vous savez quoi, vous êtes en train d’essayer d’élever vos enfants, laissez donc ce mur noir, et si vous voulez peindre un autre mur aussi, c’est très bien pour nous. »

Jacquelyn Williams, ancienne résidente de Pruitt-Igoe,
St. Louis (The Pruitt-Igoe Myth, 2011)[1]

Les simples changements apportés à l’un des murs des deux mille huit cent septante logements qui composaient le complexe tristement célèbre de Pruitt-Igoe à Saint-Louis dans le Missouri signifient plus que la reconnaissance sommaire de la façon dont les habitants utilisent et ajustent leur milieu de vie sur la base de leurs aspirations et de leurs besoins essentiels. Le témoignage de Jacquelyn Williams démontre l’importance d’adapter son habitat par le biais de transformations matérielles spontanées, bien au-delà des besoins quotidiens de base. Dans ce qui est considéré comme le plus infâme complexe de logements sociaux de tous les temps, comme l’apothéose de tout ce qui a mal tourné dans la conception moderniste[2][3], les modifications entreprises par les résidents se révèlent comme une étape fondamentale dans la fabrication de leur espace de vie.

Pruitt-Igoe pourrait être considéré comme un cas extrême. Certes, d’autres réalisations comparables à cet exemple nord-américain n’ont pas subi son destin. Pourtant, il est utile de reconsidérer cet ensemble de logements pour comprendre les tensions générées par l’écart entre l’envergure utopique des idéaux modernistes et leur héritage, une fois bâtis et utilisés au quotidien. Même si ce questionnement n’est pas neuf[4], son exploration reste néanmoins capitale pour les contextes du Sud planétaire[5] où le modernisme a fait l’objet d’une double réinterprétation au fil du temps. D’un côté, les modèles modernistes prétendument universels ont dû se reconfigurer à chaque « atterrissage » dans un contexte spécifique, mais de l’autre côté, une fois construits, ils ont aussi souvent (mais pas toujours) été significativement transformés par l’usage. Dans ce dossier, les auteurs portent donc leur attention sur le décalage entre, d’une part, l’intention, la réalisation et l’appréciation des utopies bâties par les critiques et l’opinion publique, et, d’autre part, leur usage, qui implique le plus souvent des interventions sur le bâti aussi significatives que signifiantes. Les articles rassemblés ici se focalisent sur la transformation radicale des constructions réalisées – c’est-à-dire sur leur appropriation – sans pourtant négliger de considérer des cas de figure où les architectes modernistes ont pu s’emparer des pratiques sociospatiales locales pour revisiter les modèles que l’on pensait planétaires.

Le Sud planétaire est, en effet, un contexte qui appelle des questions fondamentales. Au-delà du débat sur la préservation matérielle des œuvres modernistes, le Sud planétaire invite à repenser les alternatives à venir en matière de pratiques urbaines. Ila Bêka et Louise Lemoine ont bien montré la vulnérabilité de l’architecture européenne à travers des cas illustres, comme celui du Barbican Estate de Londres (Barbicania, 2014[6]), mais ce sont les pratiques inattendues et spécifiques des espaces de Zouerate, Séoul ou Buenos Aires qui nous interpellent. La rencontre entre, d’une part, les résidus d’un contenu utopique étroitement associé au projet moderniste, et, de l’autre, l’appropriation de ces lieux au fil du temps, dessine des constellations susceptibles d’ouvrir à nouvelle compréhension du phénomène urbain.

APPROPRIATE(D) MODERNISMS –
OU L’APPROPRIATION DES MODERNISMES POUR UN MODERNISME APPROPRIÉ

Les vicissitudes de Pruitt-Igoe font écho à celles d’autres lieux construits pour abriter les plus vulnérables dans un monde en voie d’urbanisation, ainsi que pour accompagner l’expansion des villes : des équipements modernes, tels que des hôpitaux, des universités et des musées. Ces interventions, souvent de grande échelle et à forte intensité de capital, ont joué un rôle important dans la mise en valeur de la démocratisation, du processus de décolonisation et dans l’exportation internationale de l’État providence, comme l’a montré une abondante littérature scientifique (Avermaete et Casciato, 2014 ; Avermaete et al., 2010 ; Crinson, 2003 ; le Roux, 2003 ; Lim et Chang, 2011 ; Rabinow, 1989 ; Wright, 1991). Certaines études se sont concentrées sur la circulation internationale des modèles architecturaux et urbains en toute indifférence au contact de conditions autres, ainsi que sur la réception différenciée de ces conceptions modernistes dans divers contextes géographiques et culturels[7]. L’« agentivité[8] » des architectes, des urbanistes, des autorités locales et des résidents en ce qui concerne la modification et la contestation des projets a été également mise en avant afin de complexifier les récits occidentaux qui décrivaient le modernisme comme un processus facilement transposable et élaboré à partir d’un seul point d’origine (Avermaete et al., 2015 ; Craggs et Wintle, 2015 ; Healey et Upton, 2011 ; Mercer, 2005 ; Nasr et Volait, 2003).

La diffusion, au cours du XXe siècle, du modernisme comme un style en soi et de la modernité comme un ensemble d’aspirations disponible à l’adoption est donc désormais aussi contestée par l’historiographie que par les usagers. En effet, les critiques se sont non seulement attaquées au transfert de modèles effectué sous et après la domination coloniale, mais aussi et surtout au pacte scellé entre, d’une part, l’architecture et l’urbanisme modernes, et de l’autre part, l’impératif du développement (d’Auria, 2012 ; Lu, 2011 ; Muzaffar, 2007). Avec le recul, il est devenu clair que, dans de nombreux pays du monde, l’association explicite entre la construction des villes et les formes et normes modernistes ne garantissait ni l’amélioration des conditions économique et sociale des résidents ni le bien-être des territoires au sens le plus large. Lorsque l’urbanisation et l’industrialisation se sont engagées sur des chemins séparés, les villes d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique n’ont plus été en mesure d’accueillir les nouveaux arrivants et de leur fournir un abri, de l’emploi et un environnement socialement juste.

Au-delà des critiques spécifiques soulevées par les économistes à l’encontre du « développementisme[9] », les théoriciens du post-colonialisme ont également pointé les contradictions inhérentes au processus de modernisation[10]. Visant, tous-azimuts, toutes les sphères de la culture, du langage à la planification de villes nouvelles, ils ont dénoncé le caractère insidieux du modernisme et du « développementisme » dans l’élaboration de cultures et d’économies postcoloniales qui ont fini par reproduire les différences et les dépendances caractéristiques du colonialisme. En parallèle, des chercheurs se sont attachés à montrer les inflexions locales des plusieurs expériences modernistes[11]. Mais cette approche, si elle participe de la déconstruction des récits modernistes, se focalise sur les experts européens et leurs disciples actifs dans d’autres territoires, comme s’ils étaient les seuls initiateurs et auteurs de l’architecture et de l’urbanisme modernistes. Ces réflexions ouvrent le champ à la prise en considération d’« autres » modernités, et à la nécessité fondamentale – et partagée – de décoloniser enfin tant l’histoire de l’architecture que la pratique du projet d’architecture, voire même la construction globale du savoir (Gaonkar, 2001 ; Kuipers et Tournikiotis, 2007).

Bénéficiant de l’intérêt croissant pour les perspectives transculturelles en pleine expansion, les récentes contributions traitant du modernisme ont ainsi révélé sa généalogie enchevêtrée, mais également l’ambivalence profonde de sa capacité à s’adapter à des contextes géographiques et culturels particuliers (Kadir et Löbbermann, 2002 ; Model House Research Group, 2013). La fabrication de récits capables de mettre en évidence le rôle des paysages locaux, des populations locales et de leurs pratiques dans la production de la modernité et de ses manifestations physiques à travers le monde, y a gagné en richesse et épaisseur. Cette critique du modernisme ne s’est cependant pas limitée à épingler ses prétentions d’universalité, son incapacité à répondre aux défis de la croissance urbaine ou la multiplicité de ses inflexions locales. Elle s’est également attachée à discuter les projets et les réalisations modernistes au travers du prisme de l’usage, dès leur mise en œuvre. Que ce soit par l’habitation, l’adaptation ou la transformation, de nombreux bâtiments ont été réajustés, réutilisés, voire complètement transformés, afin d’accueillir de nouveaux usagers, de nouveaux programmes et d’autres articulations spatiales sans doute plus appropriées. Dans le monde entier, ce processus de modification postréalisation a été tout sauf homogène. Ces variations reflètent les brusques changements économiques des pays en transition ainsi que ceux de leurs régimes de propriété respectifs, jusqu’à la nécessité d’adapter progressivement les logements aux besoins fluctuants des ménages. Elles renvoient autant aux occupations temporaires engendrées par la nécessité d’un abri qu’aux vives mobilisations politiques contre des dirigeants autoritaires et les symboles tangibles de leur pouvoir.

VIVRE SA VIE AUTOUR, CONTRE
ET AU-DELÀ DE L’ARCHITECTURE

La modification d’un espace planifié par ses usagers – qu’elle soit rapide ou lente, progressive ou immédiate – est un acte dont la compréhension est fondamentale pour démanteler les récits linéaires de l’architecture et de l’urbanisme modernistes. Certains (Cupers, 2014) considèrent même que les pratiques d’usage sont une porte d’entrée privilégiée pour dresser une histoire alternative de l’architecture. De ce point de vue, la question n’est plus celle des fortunes du modernisme et de sa diffusion dans le monde, mais plutôt de s’engager en profondeur dans une compréhension relationnelle de l’espace et de « l’architecture pratiquée » : le « faire architecture » ne se limite pas aux seules phases de conception et de réalisation d’une œuvre par son concepteur, mais se place dans un champ élargi de préoccupations (Jacobs et Merriman, 2011). Savoir comment les espaces sont redessinés et habités est la question cruciale ; elle déplace l’analyse par le simple fait d’y inclure également – à côté du moment de la conception, du projet – l’ensemble de la vie d’un bâtiment et de son appropriation dans le temps[12].

Plus particulièrement, dans le domaine des études sur le logement, les évaluations post-occupation développées à partir des années 1960 se sont fondées sur le diagnostic des performances [fonctionnelles, ndlr] des bâtiments, mettant l’accent sur le point de vue de leurs occupants. En Europe, ces préoccupations ont ouvert au thème de la participation des habitants eux-mêmes à la construction de leur environnement[13]. Dans le Sud planétaire par contre, lorsque la pertinence des ensembles de logements a été évaluée par les experts et les techniciens internationaux, la perspective développementiste a surtout engendré des considérations liées à l’efficacité des politiques de logements vis-à-vis de la réduction de la pauvreté, reléguant l’agentivité des habitants au second plan. Construites à un rythme rapide pour accueillir un nombre grandissant de migrants et de travailleurs, les unités résidentielles standardisées ont, par ailleurs, été examinées par les sciences sociales afin d’appréhender le changement culturel des habitants et, parfois, alimenter les politiques du logement[14].

Plus ou moins à la même époque que la démolition des blocs de Pruitt-Igoe, les évaluations de l’« adaptation » des résidents aux projets de logements se sont multipliées dans le cadre d’un intérêt grandissant pour l’habitat des moins aisés et la construction à faible coût. Pour certains acteurs internationaux comme les Nations unies ou la Banque mondiale, ce point est devenu une préoccupation essentielle, surtout dans le Sud planétaire. C’est sur ce point que se joue la confrontation entre des modèles contrastés de développement urbain, de protection sociale, de gestion de la transition socio-économique, ainsi que par rapport aux typologies résidentielles qui pourraient faciliter au mieux l’intégration urbaine des classes plus vulnérables[15].

Dans le cadre de cette expertise sur l’« adaptation » des résidents à un projet, les processus d’extension du logement, de subdivision des quartiers d’habitation ou de réorganisation programmatique des intérieurs, y compris la colocation entre plusieurs familles (multihabitation), ou encore la présence d’activités économiques dans l’espace domestique, ont généralement été interprétés comme un opportunisme stratégique de la part des habitants, comme une stratégie de survie significative[16]. Cependant, ces gestes de transformation par les résidents urbains, aussi vulnérables qu’ils soient, ont rarement été considérés comme un acte créatif reconductible à une pratique spatiale d’interprétation culturelle[17]. De plus, l’accent mis sur les moyens d’existence et sur les normes de logement a orienté l’histoire des bâtiments transformés et le rôle que des événements spécifiques ont pu jouer dans les modifications faites par les habitants. En d’autres mots, l’agentivité de l’espace a souvent été éclipsée par les études qui ambitionnaient d’informer les politiques du logement[18], et ce, malgré la présence de travaux précédents dans le contexte inégalitaire du Sud planétaire qui abordaient l’exploration des initiatives habitantes du point de vue de leur ancrage pour combattre la ségrégation (Beinart, 1971).

À l’autre extrémité de l’éventail d’études sur le sujet, nous trouvons les enquêtes menées par les historiens de l’architecture sur le sort des bâtiments conçus dans des anciennes colonies après leurs indépendances respectives et durant la période postcoloniale, qui ont privilégié une lecture comme infrastructures représentationnelles permettant de mesurer les processus de décolonisation. De ce point de vue, l’ambivalence du projet moderniste – à la fois force homogénéisante et moteur de développement urbain – a été documentée en observant le démantèlement et la déstabilisation des œuvres modernistes majeures, dont les espaces sont devenus les sujets d’une multitude de récits et d’interprétations (Jaguaribe, 1999). Grâce à sa puissance visuelle, la photographie a représenté un média privilégié pour documenter l’ensemble des pratiques que ces espaces abritent aujourd’hui – des pratiques résiduelles, d’abandon, de défonctionnalisation et de reconversion programmatique, creusant ainsi la distance avec les images chatoyantes et inhabitées à travers lesquelles le modernisme cherchait à démontrer sa pertinence universelle et son succès (De Boeck et Plissart, 2014 ; De Boeck et Baloji, 2016).

Les contributions réunies dans ce dossier se proposent de souligner (ou, du moins, questionner) la capacité performative des espaces modernistes dépassant ainsi les visions selon lesquelles les changements matériels observés ne sont autre que le simple et seul reflet de besoins socio-économiques. A contrario, les modifications apportées par les habitants et les usagers des bâtiments sont ici considérées comme fondamentales pour comprendre la relation dialectique entre espace conçu et espace habité, non seulement de façon générale, mais comme une (sub)version spécifique du projet moderniste, en particulier dans des contextes caractérisés par des relations de pouvoir inégalitaires et des échanges transculturels. Alors que les appropriations des habitants ne sont pas toutes vouées à subvertir les espaces vécus quotidiennement, la présence d’une intention subversive de la part des résidents est au centre des préoccupations des auteurs, puisqu’elle contient le potentiel d’un basculement créatif (Fanon, 1967 ; le Roux, 2014). Appréhender les transformations à partir des usagers est, en effet, un moyen de contribuer au débat scientifique sur la décolonisation de l’espace urbain en partant de l’usage quotidien. Les morphologies et typologies spécifiques qui découlent de l’interaction entre les utopies bâties et l’acte d’habiter méritent d’être interprétées comme des modèles spatiaux significatifs, pouvant être considérés comme un genre créatif en soi.

L’importance de ce genre réside dans la nature même de l’appropriation, à savoir la possibilité de resignifier, de prendre en charge et, éventuellement, de subvertir les intentions originaires d’un projet architectural ou urbain. En effet, comme l’a souligné Henri Lefebvre dans sa préface à L’Habitat pavillonnaire, « l’appropriation est le but, le sens, la finalité de la vie sociale » (Lefebvre, 2001 : 17), un concept central pour comprendre l’action de l’exercice des libertés individuelles et collectives dans l’environnement physique et naturel. Les pavillons sont, pour Lefebvre, un exemple d’appropriation spontanée, aussi triviale soit-elle, analogue à celle qui participa à la stratification si importante des villes du passé. Limités et concrets, ces types de logements représentent une forme primordiale de gestion semi-autonome qui pourrait potentiellement conduire à l’autogestion totale et à l’autoconstruction.

Dans la lignée de Lefebvre, Daniel Pinson affirme que l’appropriation invite à une résistance aux contraintes des mégastructures que sont les grands ensembles modernistes des années 1960 et 1970, et envers l’appareil technico-administratif accompagnant l’idée de « machines à habiter ». Dans de telles circonstances, le vide engendré par l’espace moderniste motive une abondance de « remplissages », que ce soit sous la forme de mobilier ou de finitions qui, à travers le rêve et la nostalgie que ces vides évoquent, peuvent atténuer l’esthétique de l’habitat pour le plus grand nombre (Pinson, 1989). Selon Pinson, l’appropriation a une double nature : elle est, d’une part, l’exploitation maximale de libertés de plus en plus réduites dans l’espace d’habitation, et d’autre part, elle constitue le recouvrement de telles libertés par des gestes subversifs visant à détourner, modifier et bouleverser les espaces auxquels les habitants devraient « se conformer » (Pinson, 1993). Au contraire, ces habitants alignent l’espace à leurs propres pratiques et représentations de la maison, afin de réexprimer et de réinterpréter leur habitus. L’appropriation est donc présentée comme une pratique interstitielle où l’initiative individuelle et collective des habitants est activement adoptée dans l’espace urbain et domestique.

Bien que Lefebvre et Pinson aient initié leurs réflexions en se concentrant sur la condition française, Pinson a poursuivi ses analyses en regardant de plus près le logement ainsi que ses formes d’appropriation en Afrique du Nord (Pinson, 1992). Parmi les contextes où des modèles exogènes avaient guidé le développement urbain et promu l’idée de cité, Pinson considérait le Maroc comme un lieu privilégié pour l’exercice d’une culture de l’« habiter » propre de la part de leurs habitants ; une culture contrastant avec les attentes intégrées dans les logements réalisés après l’indépendance sous l’influence opiniâtre de la France. Ici, la question de la subversion et de l’inévitable indiscipline devient particulièrement pertinente pour appréhender l’appropriation dans le cadre d’agressions brutales et de violations du « local marocain » au nom de l’occidentalisation (Pinson, 1992).

Pinson est de toute évidence loin d’être le seul à considérer l’appropriation comme un acte d’insurrection contre l’hégémonie spatiale et culturelle du modernisme de matrice occidentale. En effet, comme l’a justement démontré la théorie postcoloniale en se concentrant sur le langage et la textualité, certains aspects des cultures dominantes (y compris les façons de penser et d’argumenter) peuvent être adoptés par ceux qui sont exclus de la production de ces aspects afin d’articuler leurs propres expressions sociales et culturelles. Ces actes d’usurpation peuvent prendre des formes multiples, mais ils sont susceptibles de poursuivre l’objectif de résister à un contrôle politique et culturel, ainsi que de cultiver des opinions antihégémoniques. L’appropriation d’un bâtiment ou d’une rue est, par conséquent, non seulement un moyen de satisfaire des besoins quotidiens d’amélioration des conditions de vie, mais aussi de construire une pratique spatiale alternative à celle prévue par une structure imposée. L’expression de cette agentivité peut ou non contredire et s’opposer à cette structure. Mais, elle est inévitablement amenée à se mesurer avec les contraintes spatiales motivées par l’idée d’habitant « conforme », et avec les usages favorisés par de telles contraintes. La dialectique de l’appropriation entre habitants et espace habité pourrait-elle également bénéficier d’articulations spatiales particulières, plutôt que d’en subir seulement les conséquences ? Les possibilités ouvertes par une abondance d’espaces vacants et d’interstices, par exemple, sont favorables à l’apparition de transformations autonomes. Ainsi, l’ampleur et le caractère dépouillé des réalisations modernistes pourraient être jaugés à l’aune de leur potentiel à offrir la matière première de l’art de la réappropriation et du recyclage.

LES POSSIBILITÉS CRÉATIVES
D’UNE TROISIÈME VOIE

En combinant la notion de modernisme « approprié » avec une exploration des gestes principaux de l’« appropriation », les contributions contenues dans ce dossier tentent de savoir si les artefacts modernistes, pour être appropriés, devraient permettre (voire même favoriser) l’appropriation – et, donc, aussi avoir été réappropriés. Bien que tous les bâtiments discutés ici n’aient pas fait l’objet de revisitations radicales par leurs usagers, ceux qui ont été réappropriés deviennent le terrain de formulation d’une idée d’espace hybride, d’une troisième voie, générée par la rencontre du cadre moderniste avec celui des occupations autoconstruites. Sans tomber dans la simplification selon laquelle le bâti originel représenterait le « cadre » ou la « structure » pour toute occupation, et la réappropriation, l’agentivité – ou encore, sans vouloir alimenter les dichotomies entre développement urbain « formel » et « informel » –, le troisième terme résultant de cette rencontre est véritablement un nouvel assemblage[19] chargé d’un potentiel d’« habiter ».

Les idées d’« expérience vécue » et d’« architecture vécue » articulées respectivement par Frantz Fanon et Philippe Boudon à une quinzaine d’années d’intervalle illustrent bien ce qui est en jeu dans la compréhension des transformations réciproques entre l’espace physique et les pratiques des usagers en tant que genre digne d’attention. Pour Fanon, l’expérience corporelle de l’espace ouvre la voie à la prise de conscience par les peuples opprimés de leur capacité d’expression et à la possibilité qu’ils ont de modifier leur propre histoire. Les réponses à ceux qui nient ces possibilités et aux contextes oppressifs qui génèrent un tel refus produisent des incarnations formelles qui rendent très apparente l’appropriation de l’espace moderniste[20]. À la suite de cette expérience, les populations engagées dans leur libération de l’imposition coloniale deviennent porteuses d’une identité hybride prise entre la destruction d’un ordre antérieur et la resignification productive de celui-ci (Fanon, 1967). Sur les traces de Fanon, Homi K. Bhabha discute de l’élaboration de termes hybrides comme le résultat d’une instabilité productive en ce qu’elle crée du sens. Les héritages coloniaux resignifiés deviennent alors des signes de libération, activés par l’espace contradictoire et ambivalent de l’énonciation (Bhabha, 1988). La disjonction entre la proposition et l’énonciation d’un sujet donne lieu à ce que Bhabha appelle « troisième espace », où les significations culturelles et les signes peuvent être appropriés, traduits, historicisés et lus sous une lumière nouvelle, précisément parce qu’ils n’ont pas d’unité ou de fixité d’origine.

C’est dans ce contexte que les vestiges du modernisme – et son « au-delà » – peuvent être relus comme une infrastructure disponible à la réutilisation (De Meulder et Plissart, 2002), en pleine ambivalence entre expression d’un ordre oppressif qui s’écroule et production créatrice de resignification portée par les mêmes sujets engagés dans le bouleversement de l’ordre en question. Dans plusieurs villes du monde, les réalisations modernistes portent les marques de principes utopiques déchus : de vastes terrains ouverts, initialement destinés à devenir des parcs publics, dans lesquels les blocs et les tours auraient été favorablement placés ; des espaces collectifs tels que couloirs et toits-terrasses prévus pour favoriser une existence partagée ; un vaste répertoire d’ouvertures, de surplombs et de passages imaginés pour le confort du piéton et exaspérant les attributs sculpturaux de coques en béton. Les exemples célèbres de Brasilia et Chandigarh, dont le processus d’adaptation et de transformation par les résidents est désormais reconnu, montrent que les premières sentences de faillite du modernisme ont dû été nuancées, et ce au moment même où des urbanistes en imaginaient l’évolution additive à travers des spéculations graphiques et théoriques[21]. Dans de nombreux autres cas aussi, les espaces modernistes ont été dépassés par une multiplicité d’autres usages et pratiques. Les espaces résiduels résultant de leur transformation sont à la fois physiques et symboliques. Qu’ils soient intacts ou devenus des supports pour des modifications majeures, les espaces modernistes sont intégrés dans un processus où la critique et la résurgence se raccordent, faisant écho à la nature à la fois destructrice et émancipatrice de la modernité (Heynen, 1999).

En Europe, l’analyse de la Cité Frugès conçue par Le Corbusier a amené Philippe Boudon à conclure que les modifications opérées par les occupants étaient un résultat positif de la conception originale des bâtiments (Boudon, 1969). L’auteur considérait que ce complexe de logements à Pessac permettait à la fois la possibilité de transformer – et ainsi de répondre à l’évolution des besoins – et de soutenir une meilleure compréhension de ce que ces exigences pouvaient être[22]. Dans sa préface de 1972 à l’édition anglaise de l’œuvre de Boudon, Henri Lefebvre soulignait comment Le Corbusier avait réussi « à produire un type d’architecture qui se prête à la conversion », si bien que les occupants « actifs » ont pu fabriquer un groupe social différencié en produisant des distinctions dans ce qui avait été imaginé comme un milieu urbain indifférencié (Lefebvre, 1972). L’étude de Pessac, selon Lefebvre, a clarifié le lien entre l’application de l’architecture (au niveau pratique), et la vie qui se fait sentir, en produisant une topologie spécifique des activités sociales des occupants (le niveau de l’urbanisme).

Plusieurs contributions de ce dossier considèrent les liens et les niveaux identifiés par Lefebvre. Ce faisant, elles tentent d’appréhender la nature des pratiques spatiales qui ont été le moteur de la transformation et de qualifier la façon dont des conceptions particulières peuvent avoir encouragé la resignification d’un bâtiment ou d’un quartier. Les cas présentés se réfèrent à un large éventail de contextes, d’assemblages et de conditions spatiales, allant d’un hôpital inachevé (et plus tard réoccupé) à Buenos Aires en Argentine, aux blocs résidentiels monotones d’Oulan-Bator en Mongolie. Ces expériences ont été délibérément couplées entre elles, en tenant compte des temporalités des phénomènes d’appropriation, mais également à partir des paramètres spatiaux de leur adoption, en particulier les caractères formels et typologiques originaires des bâtiments étudiés. Un certain nombre de contributions, privilégiant une approche architecturale, illustrent la façon dont la valeur matérielle moderniste offre un terrain favorable pour la réutilisation. Comme l’illustrent les superbloques 23 de Enero de Caracas, au Venezuela, l’abondance de services et d’infrastructures de certains projets modernistes peut devenir une infrastructure structurante pour un éventail d’utilisateurs plus large que celui initialement prévu. Le complexe Seun à Séoul, par contre, démontre comment l’inoccupation de dalles, plinthes et terrasses, ainsi que d’autres surfaces horizontales en général, devient un véritable échafaudage pour étendre l’espace et l’investir avec des programmes supplémentaires. Les cas d’études illustrés renvoient à l’appropriation à différentes échelles, passant progressivement de considérations sur des édifices singuliers vers la plus grande échelle de villes nouvelles et de territoires entiers.

Présentées en ordre d’échelle croissante, les contributions des auteurs visent à explorer la vie d’une série de projets et réalisations modernistes, y compris des interventions d’initiative publique à grande échelle ; des mégastructures aux ambitions urbaines affichées ; des villes nouvelles et des tissus urbains ; enfin, des paysages et des écologies intermédiaires qui ont également été appropriés et subvertis au fil du temps.

La première série de contributions enquête sur une forme très spécifique d’appropriation de la part d’usagers urbains, à savoir celle de l’occupation. Deux bâtiments publics très différents, l’hôpital El Elefante Blanco à Buenos Aires et la Solomon Mahlangu House à Johannesburg ont fait l’objet à la fois d’une occupation organisée et d’un processus important de réattribution toponymique. Alors que le premier cas, après deux décennies de vécu, abrite toujours une quantité importante de résidents revendiquant un espace à vivre, le second cas raconte comment l’une des principales universités d’Afrique du Sud est devenue la scène d’une prise de contrôle aussi brève que radicale par la population estudiantine manifestant contre la hausse discriminatoire des droits d’inscription à l’université. Les deux artefacts en question possèdent des caractéristiques spatiales communes importantes, telles que leurs structures en béton et leurs dimensions, mais leur appropriation diverge à bien des égards en raison des paramètres géopolitiques et historiques ayant engendré leur occupation.

En Argentine, où une persistante pénurie de logements abordables a conduit à la formation de plusieurs villas miserias[23], Tiphaine Abenia raconte le réinvestissement surprenant de la structure inachevée d’un hôpital en un complexe résidentiel. Faisant écho à des processus comparables à travers l’Amérique latine, telles les occupations en cours des bâtiments vacants par des mouvements pour le droit au logement dans le centre de São Paulo (Briers et al., 2016), le cas argentin témoigne avant tout du décalage entre le modernisme en tant que forme et l’urbanisation en tant que processus. L’interruption du chantier de construction de cet équipement urbain démesuré est en soi significative pour saisir les vacillations du modernisme dans la région latino-américaine, souvent décrite comme le lieu d’affirmation d’un « modernisme sans modernité » en raison du manque d’adhésion aux processus de développement local et aux cultures matérielles (Gullién, 2004).

En revanche, dans le cas de la Solomon Mahlangu House à Johannesburg, il a fallu un soulèvement radical pour fabriquer l’instabilité appelée de ses vœux par Fanon et capable de favoriser les pratiques régénératrices des populations opprimées engagées dans la perturbation de l’ordre existant.

Dans leur article, Pandeani Liphosa et Nolan Oswald Dennis présentent le renversement qui a duré trois semaines des relations extérieur/ intérieur et public/privé. Grâce aux contrastes spatiaux produits par le caractère brutaliste fortement articulé du bâtiment en question, la matérialisation des revendications estudiantines a pu recadrer tant la pédagogie que l’infrastructure qui l’héberge. Les deux cas, malgré leurs différences, illustrent les résultats d’une occupation spatiale engendrée par la nécessité de garantir des droits aussi fondamentaux que celui au logement et à l’éducation. Ils montrent également comment une interprétation spécifique des spatialités présentes dans les bâtiments a été mise à profit pour réaliser des aspirations et des revendications essentielles à un environnement socialement juste[24].

Le doublet de contributions suivantes pose l’accent sur une échelle d’intervention particulière dans la ville, celle de la mégastructure. Les auteurs observent comment les silhouettes démesurées d’un grand ensemble résidentiel à Caracas, au Venezuela, et d’un mégabloc à usage mixte à Séoul, en Corée du Sud, ont largement été redessinées par la nécessité des usagers de sécuriser leurs moyens de subsistance dans la ville, surtout par le biais d’activités commerciales. Dans les deux cas, la pertinence des interventions modernistes est remise en question par une lecture de la façon dont les mégastructures ont été appropriées par les acteurs ou les dynamiques existantes à leurs alentours. Cette aptitude n’est pas seulement interrogée à partir de l’adhésion au contexte de ces bâtiments, mais aussi en regard des conditions politiques qui en ont rendu possible la réalisation. Tandis que Seun était au cœur de l’action d’une junte militaire, la politique du logement énergique lancée par le dictateur Marcos Perez Jimenez visait à éradiquer l’informalité des collines de Caracas. Réalisés par des gouvernements autoritaires aspirant à valoriser le développement en cours de leur pays, les superbloques 23 de Enero et le mégabloc coréen ont tous deux été précédés des visions urbaines portées par des régimes totalitaires visant à redessiner Caracas et Séoul dans leur intégralité. Les articles de Joonwoo Kim et Bruno De Meulder ainsi que de Katharina Rohde montrent comment les fondements corbuséens mentionnés par les deux équipes de projet au moment de la mise en œuvre de leurs interventions respectives furent croisés tantôt avec des principes métabolistes japonais, tantôt avec des traitements chromatiques latino-américains, produisant ainsi des mégablocs métissés.

Curieusement, les puissantes ambitions visant à la refonte d’un environnement urbain par le biais de mégastructures ont produit une chaîne linéaire de blocs en Corée du Sud et des dalles  à plusieurs étages au Venezuela, devenues de véritables infrastructures urbaines. Cet attribut est aussi ce qui leur a permis de devenir partie intégrante d’un métabolisme urbain plus large, pris en charge par des réseaux économiques et des liens sociaux qui, aujourd’hui, participent à intégrer ces mégastructures à leur contexte. Cette évolution se manifeste en parallèle à l’érosion quotidienne du caractère monumental de ces mégastructures, les préservant de la ruine, tandis que leur basculement programmatique autant que la subversion de leur contenu enduisent leurs surfaces en béton brut d’une patine antimonumentale.

Les ensembles de bâtiments de Seun et du 23 de Enero incarnent la redondance de la forme moderniste et, en dépit des circonstances extrêmement dissemblables, montrent comment ces mégastructures se sont prêtées à produire des agglomérats urbains encore plus grands que prévu à l’origine. En effet, « el 23 » (le quartier où se trouvent les superbloques) est aujourd’hui un amalgame de tissu urbain autoconstruit sur lequel les superbloques veillent avec hésitation. De même, Seun établit un dialogue continu et intense avec le tissu environnant. Les mégaconstellations qui dérivent de cette dialectique entre mégastructures et tissu urbain suggèrent déjà, en termes purement visuels, des formes urbaines « informelles » ; à un œil plus attentif, elles pourraient également recéler une manière de faire ville intrinsèquement « non occidentale », contrastant avec l’individualisme solitaire des bâtiments « occidentaux ».

Ces mêmes questions réapparaissent sous une forme diverse dans le troisième groupe de contributions qui se livrent, quant à elles, à une compréhension comparative des transformations de tissus urbains en Mauritanie et au Pérou. Au lieu de se concentrer sur un bâtiment ou un ensemble singulier, Filippo De Dominicis et Sharif Kahatt tracent respectivement les modalités de transmutation des tissus de Cansado et Zouerate, d’une part, et de Lima, d’autre part. Les auteurs examinent la façon dont des motifs architecturaux et des modèles urbains modernistes ont été remaniés en tirant la leçon de la dialectique engendrée par les modes d’habiter et le développement progressif de ces lieux, à tel point qu’apparaissent des formes urbaines « ouvertes » permettant à la capacité des usagers de donner forme à leur propre habitat. Dans chacun de ces cas, le thème de l’appropriation est interprété à travers la possibilité d’une rencontre transculturelle entre un modernisme international et des processus vernaculaires d’urbanisation situés : les invasiones[25] spontanées de Lima et les bidonvilles du Sahel. Plutôt qu’une synthèse authentique,  les projets présentés par les auteurs sont des tentatives titubantes de fournir un contexte physique pour des communautés en quête de meilleures conditions de vie : dans un cas, les migrants andins, dans l’autres cas, les nouveaux travailleurs subsahariens.

Les projets de Cansado, Zouerate et Lima semblent renoncer à la volonté de monumentalité moderniste en faveur de la création d’un cadre post-colonial favorable aux plus vulnérables. Ce modernisme révisé devient donc particulièrement réceptif aux cultures habitatives locales et aux possibilités qu’elles offrent pour le développement urbain, par exemple, l’urbanisation incrémentielle.

Dans le cas du Pérou, l’exploration comparative de Kahatt prend la forme de variations sur un thème : cinq projets de nouveaux quartiers sont examinés à partir de leurs conditions de projet, des systèmes d’urbanisation mis en place et des formes que les développements proposés ont mises en pratique. Reculs, recoins, allées piétonnes, axes structurants regroupant des fonctions civiques, espaces communautaires ; autant de composants du riche répertoire qui constitue les différents modèles urbains à travers lesquels il a été tenté, à Lima, de combiner l’évolution progressive du tissu urbain avec un modernisme plus approprié. Cansado et Zouerate sont abordées par De Dominicis dans le même ordre d’idées. Comme à Lima, les morphologies mauritaniennes sont traitées à l’échelle urbaine pour déchiffrer les possibilités d’un modèle génératif constitué par un cadre habitable transformé par les adaptations des habitants. Par conséquent, ici, le modernisme est approprié quand il rompt avec sa monumentalité et croise l’évolution incrémentale, ouvrant en retour la possibilité d’orienter les pratiques d’appropriation.

Les cas de Lima, Cansado et Zouerate invitent à réfléchir aux possibilités pour l’architecture de promouvoir et d’accueillir l’appropriation dès la phase de conception. La nécessité d’offrir un cadre de vie épanouissant, ou un canevas capable de supporter des agrandissements ou extensions au fur et à mesure des besoins, a suscité et continue de susciter un important intérêt au sein de la communauté architecturale. Des projets récents, tels que la Growing House (littéralement, la « maison croissante ») imaginée par l’Urban Think Tank pour Caracas[26], ou le projet de logements sociaux Elemental à Quinta Monroy au Chili[27], réitèrent des questions déjà posées par des praticiens de renom tels que John Habraken et Nabeel Hamdi dans les années 1970 et 1980 (Aravena et Iacobelli, 2012 ; Habraken, 1961). Auparavant, à l’apogée de l’assistance technique fournie par les Nations unies durant les années 1950 et 1960, la question de prédisposer des « noyaux » ou des « cadres » à des logements pouvant être ultérieurement développés par les 27 futurs résidents eux-mêmes était déjà une politique centrale dans la résolution du problème du logement dans le Sud planétaire[28]. Malgré cela, de telles unités à croissance progressive ont rarement été considérées des points de vue urbain et territorial ; le travail de Kahatt et De Dominicis, par contre, tient compte de ce que ces systèmes évolutifs pourraient signifier pour la fabrication d’urbanité et la formation d’espaces publics et civiques.

Le duo d’articles suivant, par Nicolaï et Palumbo et Boucheron, se saisit de ces questions fondamentales. Bien que les contextes examinés soient très différents, à savoir les cours-jardins du sud du Bénin et les paysages de l’habitat collectif d’Oulan-Bator en Mongolie et d’Hanoï au Vietnam, les auteurs abordent de manière comparable les catégories constitutives formulées par le projet moderne en matière de transformation spatiale et d’habitat. Ils partagent également une approche combinant des méthodes de recherche provenant tant des sciences sociales que des disciplines du projet, conduisant à une pratique interdisciplinaire qui se cherche encore29[29]. Afin d’appréhender les liens complexes entre usage, façonnage des formes, vie sociale et matérialité, les auteurs associent des ethnographies surgies de multiples rencontres de terrain à des réflexions sur des notions architecturales telles que la composition. Le dessin est, en outre, utilisé comme révélateur de réalités complexes.

Dans le cas des cours-jardins du sud-Bénin, Quentin Nicolaï aborde, entre autres, les distinctions modernes entre nature et culture, intérieur et extérieur, figure et fond. L’auteur considère l’appropriation dans sa double définition de prise de possession en vue d’un usage exclusif, et dans le sens postcolonial et politiquement engagé de prise de possession d’une chose en en transformant le sens. Ces définitions sont mesurées à l’aune de leur application à la « nature » comme expression d’un paradigme moderne. À une autre échelle et dans des contextes fort différents, mais avec autant de motivation dans la recherche des voies empruntées par des tentatives de s’émanciper du projet moderniste (et de son mode de vie standardisé) à travers des modes d’habiter spécifiques, la deuxième contribution de cette série sillonne les paysages d’habitats collectifs d’Oulan-Bator et d’Hanoï. Les auteurs interrogent les logements et les initiatives résidentielles documentées en détail par le biais d’une approche interdisciplinaire. Il ne s’agit pas que d’un questionnement clé pour tous ces sites du monde où les problèmes de rénovation urbaine et de patrimonialisation sont à l’ordre du jour, mais aussi et plus généralement d’épingler les relations entre le « faire-ville » et les possibilités techniques, sociales et économiques réellement disponibles.

Les connaissances générées par la combinaison de méthodes ethnographiques et architecturales en Afrique de l’Ouest et en Asie permettent de visualiser les résistances au projet moderne qui y ont été adoptées de manière spécifique à chaque contexte. Envisagées comme une contribution supplémentaire au projet initial, ces résistances illustrent également l’importance de reconnaître cette stratification fondamentale du palimpseste du projet moderne comme celle qui l’a rendu habitable.

Par ailleurs, ces observations participent des débats autour de la démolition ou de la préservation des édifices modernistes, où la première option peut facilement devenir la reproposition à répétition de l’impératif de la tabula rasa. Les documents présentés par les auteurs nourrissent également la position, partagée par plusieurs praticiens d’aujourd’hui, consistant à reconnaître la valeur de cette forme d’expression moderniste précisément en raison de son potentiel de transformation. Palumbo et Boucheron montrent que ce potentiel est bien réel, mais aussi qu’il correspond à des modèles organisationnels très particuliers, qui doivent, par conséquent, être pleinement appréhendés et respectés dans leurs dynamiques propres et leur essence subversive. L’écart entre les catégorisations et les standardisations modernistes, d’une part, et l’état réel de nombreux projets dans le monde, de l’autre, est donc un point de départ pour insister sur l’intérêt de reconfigurer ces œuvres modernistes sans pour autant adopter les pratiques oppressives de déblaiement qui ont si souvent caractérisé leur propre mise en œuvre.

Enfin, en clôture de ce dossier, Christine Schaut offre un contrepoint aux réflexions précédentes. Avec, pour ambition, celle d’élargir nos horizons sur les défis posés par cet essai introductif, elle illustre un cas littéralement aux antipodes des autres exemples présentés, permettant à une pierre milliaire du modernisme belge d’entrer en dialogue avec l’héritage de l’infrastructure coloniale et postcoloniale dans le Sud planétaire. À travers des histoires recueillies dans et autour de la Cité Modèle à Bruxelles, ce sont l’habitabilité et l’hospitalité de cette proposition architecturale qui sont examinées. L’auteure tente de mesurer la qualité de vie de la ville à partir de ce qui reste de l’infrastructure moderne et de l’attachement des résidents à cette utopie bâtie qu’est la Cité Modèle. Une notion clé de l’article est celle de l’ambivalence, un terme souvent utilisé pour décrire l’héritage colonial, sur lequel Schaut insiste de son côté pour comprendre les modalités d’appropriation dans la Cité Modèle, car elle permet de restituer la manière à travers laquelle les habitants peuvent à la fois condamner et bénéficier du fait de vivre leur vie dans les espaces réalisés par le célèbre architecte Renaat (René) Braem. Comme dans d’autres cas explorés dans ce dossier, les particularités sociales et physiques du projet de Braem sont un héritage complexe à négocier, appelant à la mobilisation de bricolages tactiques pour gérer ladite ambivalence au quotidien.

L’auteure fait ressortir l’idée que le modernisme est incapable de survivre à la ténacité des formations sociales auto-organisées. Le questionnement principal consiste donc à comprendre quel genre de vie sociale le modernisme peut avoir admis et quelles visions de futurs possibles il pourrait encore encourager, compte tenu de la fragmentation évidente des récits qui en racontent tant la diffusion que les rêves brisés de lendemains heureux. En insistant sur l’écart – ou, mieux, sur le décalage – entre espaces conçus et espaces habités, Schaut montre comment les citadins sont bien déterminés à tirer parti de cet écart, et que les formes d’appropriation sont un indicateur significatif des modalités adoptées pour y refabriquer du sens.

Ces observations résonnent avec la question principale de ce dossier thématique, à savoir si et comment peut-on se réconcilier avec l’idée d’un modernisme approprié et qu’est-ce que cela pourrait signifier pour la compréhension de l’urbain et de ses transformations actuelles ? Il reste à voir comment le contenu tantôt subversif, tantôt moins radical, des constellations sociospatiales émergeant de la rencontre entre utopie bâtie et appropriation habitée peut devenir le point de départ d’une nouvelle grammaire du « faire-ville ».

 

Viviana d’Auria s’est formée en architecture et urbanisme à l’université Roma Tre (Italie) avant d’obtenir un master en Human Settlements à la KU Leuven. C’est là qu’elle a également développé sa recherche doctorale portant sur la contribution des projets d’assistance technique à l’épistémologie de l’urbanisme dans le cadre du Volta River Project au Ghana. Elle a été chercheuse postdoctorale boursière Rubicon du NWO auprès de l’Université d’Amsterdam (dpt. of Geography, Planning and International Development Studies) et est actuellement chargée de cours en International Urbanism au département d’architecture de la KU Leuven. L’exploration de l’architecture telle que « pratiquée » constitue une partie intégrante de ses axes de recherche dans le cadre d’un intérêt plus général pour la construction transculturelle des villes et de leurs espaces contestés.

Hannah le Roux est directrice du cursus en architecture de la School of Architecture and Planning, University of the Witwatersrand à Johannesburg (Afrique du Sud). Sa thèse de doctorat, Lived Modernism. When Architecture Transforms (2014, KU Leuven), revisite le projet moderniste en architecture en Afrique et développe l’hypothèse que ce contexte géographique et l’« agentivité » des usagers africains représentent, ensemble, un modèle conceptuel utile à la pratique actuelle du projet. Ce projet s’est développé à partir de sa propre expérience vécue d’appropriations radicales de l’espace en réaction à l’apartheid et aux constructions coloniales, dont les conséquences alimentent sa production photographique, architecturale, écrite et d’expositions.

 

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[1] Cet extrait et tous les autres  dans ce texte, sauf indication contraire, sont traduits de l’anglais par Viviana d’Auria. Support à la traduction pour l’ensemble de l’article par Axel Fisher.

[2] L’ensemble de logements Pruitt-Igoe, comprenant trente-trois blocs de onze étages, est devenu l’emblème des ambitions échouées de l’architecture moderniste. Conçu par Minoru Yamasaki, il a été démoli après avoir été identifié comme source d’exclusion et de ségrégation pour ses résidents. Parmi les différentes critiques du complexe de logements, la plus connue se trouve dans l’ouvrage de Charles Jencks (1977). Dans ce volume, Jencks a déclaré que la date du 15 juin 1972, qui correspond à la démolition de l’ensemble Pruitt-Igoe, devrait être officiellement considérée comme celle de la « mort de l’architecture moderne ». Cependant, au début des années 1990, Katherine Bristol a inauguré une phase révisionniste, avançant l’idée d’échec systémique plutôt que d’une faillite exclusivement architecturale (Bristol, 1991).

[3] Nldr. De manière générale, on entendra, par « modernisme », l’expression culturelle et artistique des valeurs modernes fondamentales : le questionnement de la tradition en faveur de la foi dans la « tétrade » progrès-rationalité-sciences-technologie ; la conquête de libertés individuelles accompagnée par un contrôle social grandissant ; la division du travail en faveur de la spécialisation et de la professionnalisation ; l’émergence de l’État-nation. La « modernisation » est donc un processus (ou les politiques visant à déclencher et à mettre en œuvre un processus) d’affirmation de ces valeurs et la « modernité », une période caractérisée par l’affirmation de telles valeurs. En particulier, sauf à fournir plus de précisions, les auteures sous-entendent spécifiquement par ces termes : le « modernisme » en architecture et en urbanisme, la « modernisation » de l’architecture et de l’urbanisme, la « modernité » en architecture et en urbanisme.

[4] La responsabilité sociale de l’architecte et des commanditaires reste une question disciplinaire centrale qui s’inscrit dans le temps long de la théorie de l’architecture ; Vitruve lui-même posait déjà le problème en considérant la dimension de l’utilitas (Courrént, 2011).

[5] Ndlr. Nous avons accepté ici les termes « Sud planétaire », encore peu usités et à défaut d’une formule plus adaptée, comme traduction des termes anglais global South. Dans la culture anglo-saxonne, le global South désigne aujourd’hui (après la chute du Mur et l’entrée en scène des pays dits « en voie de développement » et « émergents ») les régions du monde auparavant regroupées sous les catégories de « second-» et « tiers-monde », en opposition au « premier monde » (the North, ou les pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et leurs alliés), actualisant ainsi le clivage géographique et de développement subsistant à l’échelle mondiale.

[6] Ce documentaire fait partie de la série de films Living Architectures réalisés entre 2008 et 2015 par Ila Bêka et Louise Lemoine. Pour plus de détails : http://www.living.architectures.com/project.php [disponible le 7 juin 2016].

[7] Bien avant les discussions plus récentes sur l’adaptation du modernisme à la spécificité des lieux, ce thème a fait débat en Europe dès les années 1930, comme en témoignent, parmi d’autres sources, les rencontres Ciam. Dans le Sud planétaire, il prend pourtant d’autres significations, liées notamment aux contextes de la décolonisation et postcolonial. À ce titre, voir, respectivement : Mumford (2000), Andrieux et Chevallier (2005).

[8] Ndlr. Néologisme, de l’anglais agency : capacité d’une entité d’agir dans un milieu donné.

[9] Ndlr. De l’anglais developmentalism : doctrine d’économie politique prônant le développement économique (forcé), en particulier dans les pays anciennement dits « peu » ou « sous-développés ».

[10] Voir, p. ex., Escobar (1995), Loomba (1998), Rist (1997), Sachs (1992).

[11] Sur ce point, l’idée d’articuler la modernité pour la rendre « appropriée » à une condition spécifique et répondre efficacement à des expressions culturelles, sociales et économiques a été avancée en Amérique latine par les historiens Cristián Fernandez Cox et Ramòn Gutiérrez. Ce dernier a défini la « modernité appropriée » comme une expression qui « naîtrait de la réalité, prêtant donc attention aux conditions sociales et culturelles », qui « appartiendrait au pays et au continent, qui serait orientée vers le bien commun, et qui serait consciente du rôle de l’architecture dans la société » (Gutiérrez, 1994 : 98).

[12] Voir, p. ex., Myers (1994).

[13] À ce titre, l’architecte italien Giancarlo De Carlo a joué un rôle important, alors qu’en Belgique, Lucien Kroll est un des premiers à avoir développé une approche participative. Pour une discussion plus générale du sujet, voir : Blundell-Jones et al. (2005), et Le Maire (2014).

[14] Ces rapports visaient à combattre l’aliénation sociale, à favoriser l’accession à la propriété et à poursuivre des stratégies de développement. Parmi de nombreux exemples, voir : Carlson (1960) et Ashton (1972).

[15] John F.C. Turner est un architecte parmi les plus influents en matière de politiques de logements dans les années 1970, avait bien remarqué comment les quartiers autoconstruits permettaient aux nouveaux arrivés en ville d’adapter leur environnement en fonction de leurs priorités, alors que des architectes comme John Habraken et Yona Friedman proposaient plutôt des mégastructures pour faciliter l’appropriation des futurs résidents. Voir, respectivement : Turner et al. (1968), Habraken (1961), Friedman (1976).

[16] Voir, parmi d’autres : Schlyter (2003), Tipple (1991).

[17] Les contributions essentielles d’Amos Rapoport (1969) à une approche de la forme urbaine et du projet fondée sur les relations homme-environnement ont évidemment fortement influencé la perception des interrelations entre les espaces de l’habitation et la culture.

[18] Un exemple indicatif à cet égard est l’ouvrage de Tipple (2000) qui considère les transformations apportées par les usagers – comme l’augmentation des surfaces habitées ou les subdivisions internes – dans des pays « en voie de développement » sans distinguer les logements conçus par l’État colonial et ceux réalisés après les indépendances.

[19] Following Colin McFarlane (2011), assemblage is intended here as the means to explore the city's spatiality as unequal and relational, and, most significantly, as a basis to think of the city as a dwelling process, supported by a more complex reading of sociomaterial interaction.

[20] Sur ce point, voir la notion de « modernisme habité » qui fait allusion à l’œuvre de Fanon et la forme incarnée que la résistance peut prendre (le Roux, 2014).

[21] À ce titre, voir le travail redoutable de Rodrigo Pèrez de Arce (2015) à la fin des années 1970 sur la réurbanisation des villes nouvelles modernistes en Asie et en Europe, incluant  Chandigarh, Dacca et Runcorn.

[22] Sur ce point, voir aussi : Huxtable (1981).

[23] En Argentine, les Villas miserias sont les quartiers autoconstruits.

[24] Sur le potentiel des bâtiments modernistes à être « remplis »,  voir : le Roux (2012).

[25] Invasiones est le terme utilisé au Pérou pour indiquer les quartiers surgis d’une occupation auto-organisée par des communautés qui commencent à revendiquer leur droit à la ville en « envahissant » des terrains  publics ou vacants.

[26] Ndlr. Pour plus de détails, voir : http://u-tt.com/project/teatros-growing-house/ [disponible le 11 juillet 2016].

[27] Ndlr. Pour plus de détails, voir : http://www.elementalchile.cl/en/projects/quinta-monroy/ [disponible le 11 juillet 2016].

[28] À ce sujet, voir, p. ex., Abrams  (1964).

[29] Sur le thème de la mise en place d’une véritable discipline née de la rencontre entre architecture et anthropologie,  voir : Amerlinck (2001).